jeudi 6 juin 2013

1993 - Philosopher en tout lieu : l'innovation TGV - le séminaire



Question : peut-il y avoir une pratique de la philosophie en dehors de l'université, qui ne soit pas la nième lecture des textes consacrés ? Ma réponse est : "l'innovation". Le philosophe produit une innovation, qui renouvelle radicalement la façon dont l'on va penser et agir. Plus rien n'est comme avant. L'idéalité de Platon, le doute de Descartes, le désir intellectuel de Spinoza, nous avons tous ces acquis, ces balises, dans nos bagages de personnes cultivées.
En entreprise, le philosophe devient un "collectif philosophique".
Pour le prouver, je me suis mis en recherche de situations d'entreprise, présentes et passées, ou un collectif aurait mené des démarches d'innovation liant l'action et la pensée. Pour me guider, je me suis donné un modèle minimum de la démarche philosophique :
* La nécessité de philosopher apparait lorsque une situation dégradée demande un ressourcement radical, qui ne peut venir que de ressources possédées en propre. Ce ressourcement suppose cependant de s'adosser à des principes fondamentaux qui soient incontestables pour beaucoup.
Par conséquent, comme la situation dégradée fait l'objet de multiples critiques, il faut être capable de reprendre ces critiques de façon constructive. Les principes recherchés ne pourront donc pas être une simple réactualisation du passé. Au contraire, ils devront être produit au terme d'un questionnement qui reprend a son compte les interrogations du présent : "connais-toi toi-même, aujourd'hui !".
* Si je m'en tenais à cette dialectique entre le retour à des principes incontestables et la reprise des critiques par notre propre questionnement, la philosophie ressemblerait fort a l'argumentation juridique, un art dans la manipulation du langage. Pour moi, la philosophie ajoute à la dimension juridique une production effective, qui transforme la réalité.
Un nouvel espace interprétatif ne peut être produit comme "réel" (stabilisé et résistant aux pressions) sans la production ou la transformation d'un lieu concret en un lieu figurant la possibilité réalisée de ce nouvel espace. Ce n'est pas simplement des savoirs qui en donneraient une connaissance, ni une délimitation juridique du droit à dire ceci ou cela, mais c'est également une matérialité spatiale singulière qui fasse suffisamment image pour le rendre "croyable".
La singularité n'est pas limitée au territoire du philosophe. Celui-ci, loin de ne parler que pour lui-même, n'aura de cesse que de systématiser le plus possible son innovation singulière sur l'ensemble du champ. C'est la fameuse "recherche de cohérence", la fameuse "rigueur philosophique", dont on dit qu'elle contribue aux têtes bien faites. Cela débouche sur la transformation pratique du monde : la découverte scientifique, l'innovation technique, la réforme des mœurs, l'action entrepreneuriale ou commerciale, le combat politique.

Un modèle minimum pour commencer une démarche philosophique"

Type d'action / 
Type d'accord
La refondation 

Refonder son identité au-delà des apparences et la témoigner à autrui
La critique des injonctions

Préserver ses apparences et déplacer autrui par la critique
La recherche de l'accord de tous 

S'appuyer sur des généralités incontestées de tous

Ignorer les discours d'autrui et proposer une définition de son "propre" connectée avec des principes généraux
Chaîner selon de nouveaux principes les réalités existantes en dévoilant les "ressorts cachés" des discours
La production de l'accord de tous

Manifester concrètement une singularité qui renouvelle un accord admis par tous
Proposer une démarche, un projet, une expérience, qui dans le langage commun, renouvelle son propre rapport au monde
Produire une réalité inédite qui traduise les réalités existantes dans un nouveau fonctionnement

De la condamnation de la SNCF à l'innovation

A cette description de ce modèle philosophique minimum, un ami s'exclama : "Mais c'est tout à fait la situation qui a présidé à la conception du TGV ".
Reprenons les critères de notre modèle minimum. D'abord, il y aurait une situation dégradée, qui donnerait lieu à une multiplicité de critiques.
Effectivement, au milieu des années 60, la SNCF était loin d'être dans une position avantageuse. La SNCF était taxée de "maison de technocrates juste bonne à faire du déficit". Ainsi, G.DREYFUS estimait qu'elle était une"lourde machine dont il est difficile de faire dévier l'imperturbable cheminement technique, administratif ou financier, que ce soit pour limiter son train de vie ou pour moderniser ses installations" et il cantonnait les efforts d'amélioration possible de la SNCF au confort, à la sécurité, au prix de revient.
Le réseau ferré, centré sur Paris, était inapte à un projet d'aménagement du territoire que la DATAR basait sur les régions centrées autour de métropoles d'équilibres. De même, le chemin de fer semblait prisonnier de la voie ferrée, par rapport au souhait d'une mobilité qui toucherait à l'ubiquité. Par exemple, le rapport "Réflexions pour 1985" de P.GUILLAUMAT proposait qu'une des liaisons entre les modes de transport et les modes de vie soit centrée sur l'émergence de nouveau dispositifs techniques comme "objets mobiles autonomes".
A l'époque des rêves autour des avions supersonique et de conquête de l'espace, la SNCF apparaissait comme incapable de renouvellement. Bien sûr, on comprenait que le conservatisme naissait des contraintes que la sécurité des personnes faisait peser, par exemple, sur la limitation des vitesses de circulation. Mais pour les décideurs au sein de l'Etat, l'avenir était ailleurs, du coté de la voiture, du poids lourd, de l'avion, ou de l'Aérotrain.
Si la SNCF pesait lourd au lendemain de la guerre, à l'heure de la reconstruction, elle devenait démodée au moment où s'annonçait la société de la consommation de masse et de l'émancipation de l'individu. Les historiens A.BELTRAN et J.F.PICARD ont rappelé dans leur travail que si les premiers Plans ont retenu le rail comme instrument de la modernisation du pays tant pour les transports de voyageurs que de marchandises, à l'inverse, la décision politique de l'implantation du TGV s'est heurté à une hostilité déclarée de la plus haute instance de l'Etat.
En poussant à l'extrême, nous proposerons la figure dans les années 60 du dédoublement entre la France rêvant à la fois de son futur tournant libéral comme de l'imagination au pouvoir, et la "France-SNCF-service public", caricaturée par un tortillard qui coûte les yeux de la tête car s'arrêtant à toutes les gares. La S.N.C.F. aurait très bien pu ne pas imaginer le T.G.V. A suivre la logique de la haute administration de l'époque, la S.N.C.F. serait restée prise dans son mode traditionnel de transport, et aurait régulièrement déclinée, à cause de la concurrence croissante des autres modes de transport.
Or la SNCF a innové sur quatre plans en proposant un mode de transport inédit :
1. La SNCF a fondé le TGV sur des principes acquis au cours de son histoire, et qui ont été réévalués comme porteurs d'innovation : le potentiel de vitesse autorisé par le guidage rail / roue, l'unification du réseau, la normalisation électrique, le service au public.
2. La SNCF a repris sur un mode constructif les trois grandes injonctions qui lui était adressées, injonctions qui résumaient les principales critiques : "soyez concurrentiel !", "équilibrez votre budget !", "rééquilibrez la province par rapport à Paris !".
  * l'injonction de concurrence est devenue : "spécialisons la ligne TGV aux voyageurs, et installons cette ligne TGV entre Paris et Lyon, là oùla concurrence avec la route et l'avion est la plus forte",
  * l'injonction d'équilibre économique est devenue : "faire du chemin de fer d'aujourd'hui un mode de transport compétitif proposant une vitesse à un meilleur coût que la route ou l'avion",
* l'injonction d'aménagement du territoire est devenue : "compatibilité avec le réseau existant, pénétration dans les grandes villes, desserte du réseau du Sud-Est, accès de tous à la Très Grande Vitesse grâce à des prix honnêtes ".
3. La SNCF a innové en proposant une offre de transport pour laquelle il n'y avait aucune demande avérée. C'est une chose que de postuler à partir de la loi des grands nombres : "quand on augmente vitesse et fréquence de desserte des trains de voyageurs, il y a une hausse mécanique de la demande", c'en est une autre que de construire l'exploitation d'une ligne sur un besoin qui se découvre au fur et à mesure. Le succès de la ligne "Paris Caen Cherbourg", basée sur ce postulat, a joué le rôle du "plus rien ne peut plus être comme avant".
4. Enfin, la SNCF ne s'est pas limitée à l'augmentation de la fréquence sur la ligne "Paris Caen Cherbourg", elle a systématisé son innovation du "besoin qui se découvre au fur et à mesure" dans une infrastructure nouvelle qui remodelait complétement le réseau Sud Est.
Un espace de sens est structuré par un lieu. Ce lieu est doublement inscrit. Il est une partie de cet espace, et simultanément, il donne à l'espace ses propriétés fondamentales.
La philosophie est la démarche qui consiste à restructurer un espace en transformant le lieu qui l'organise. Au delà des différences convenues, la philosophie produit une "différence de la différence", une différance (Jacques Derrida), un dis-pars (Gilles Deleuze).
Avec l'espace SNCF, on a un lieu qui est le service entre deux villes, service qui obéit à une hiérarchie des vitesses, des conforts, et donc des tarifs. A ce service est associée une exploitation, une régulation.
Cet espace possède un certain nombre de propriétés. Or, au début des années 60, un certain nombre des propriétés de l'espace SNCF sont contestées par une nouvelle approche du territoire français. La SNCF se retrouve sans lieu. Tout se passe comme si son espace devenait une juxtaposition d'espaces divers, faiblement coordonnés voire contradictoires entre eux.
La philosophie permet à la SNCF de refonder un nouveau lieu de façon à intégrer ces nouvelles propriétés, tout en faisant évoluer ses anciennes propriétés.
Ce qui est en jeu est le maintien du propre. Mais le propre ne se maintient qu'en restructurant son intérieur intime, en retrouvant son fondement originaire, en retrouvant et redessinant toutes les différences par lesquelles il se distinguait.

Le séminaire "L'innovation du TGV au Collège International de Philosophie"

Fort de cette présomption qu'il y avait eu de la "moutarde philosophique" dans la genèse du TGV, nous avons construit huit séances au Collège International de Philosophie, Collège parrainé par le Ministère de l'industrie et le Ministère de l'Education nationale. Nous avons choisi le mode de l'enquête et la forme du "dialogue socratique".
Nous avons cherché à comprendre sans à priori, une dynamique tout à fois technique, économique, humaine, managériale, et bien sûr, politique. Si il y a bien eu une pratique philosophique à l'origine et dans la mise au point du TGV, quelle forme concrète a-t-elle donc prise ?
Nous avons donc mené un dialogue public avec :
* Mr J.P.BERNARD, ancien correspondant du Service de la Recherche à la Direction du Matériel,
* Mr J.FLORENCE, chargé à l'époque des études d'exploitation à la Direction du Transport,
* Mr C. MIGNOT, ancien secrétaire du projet TGV,
* Mr M.TESSIER, chef du projet TGV, puis Directeur du Service de la Recherche,
* Mr M.WALRAVE, ancien chargé des études économiques dans le projet TGV, et actuel Secrétaire général de l'Union Internationale des chemins de fer,
et dans l'assistance, se trouvait notamment :
* Melle M.N.POLINO, de L'Association pour l'histoire des chemins de fer en France,
* Mr J-M. FOURNIAU de l'Institut National de Recherche sur les Transports et leur Sécurité,
* Mr P.DOMERGUE du Service des Nouvelles Infrastructures et de la Grande Vitesse,
* Mrs A. BELTRAN et J.F PICARD de l'Institut de l'Histoire du Temps Présent / CNRS,
* Mr J. LOLIVE du Centre d'étude et de recherche sur la théorie de l'Etat / Montpellier I.
Je vous propose maintenant de découvrir ce dialogue sur le TGV : produit d'une intervention philosophique
Semiodialogie de l'innovation
Septembre 2008

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